1978

Victoire HONDA, mais pas celle qu'on attendait

Geraldine Crevel seule femme engagée et vainqueur de ces 24h du Mans, après sa chute
Geraldine Crevel seule femme engagée et vainqueur de ces 24h du Mans, après sa chute

24h du Mans – Où est le plaisir

 

A cinq minutes du départ des 5e 24 heures cyclos sur le circuit de kart du Mans, il suffisait de longer les stands pour tout comprendre. Alignement de fourches, roues et moteurs d'avance, établis d'intervention, atelier roulant, mécaniciens et chef de stand en alerte. On est très loin des courses de Mobs autour de la place. Faut-il en rire, applaudir ou s'en inquiéter ? Quand on sait que deux des trois machines de tête ont été finalement déclassées après la course pour irrégularité technique c'est plutôt l'inquiétude qui domine.

 

A 16 heures, trente cyclos Honda, Motobécane et Peugeot s'élancent.

Trente cyclos sur quatre-vingt présents aux sélections ! Quelques bricoleurs doués bien sûr, mais surtout des concessionnaires ! Le Camino Honda qui prend tout de suite la tête est celui engagé par Van Pé, agent Honda de Chilly-Mazarin. Le patron, un œil sur la piste, l'autre sur le chrono s'explique. « Le travail de préparation ? C'est essentiellement le choix des pièces. Il faut savoir qu'entre un moteur de série qui fait en général trois chevaux et un bon assemblé avec de bonnes pièces sélectionnées il peut y avoir un demi-cheval ! Mais attention précise Van Pé ce ne sont pas des cyclos usine, on a droit à une caisse de pièces et après on se débrouille. »

 

Pour Motobec c'est la même chose. Metayer, le concessionnaire du Mans, a engagé un 51 de toute beauté, avec ses roues à bâtons, son guidon bracelets et sa selle de course. «Le mot préparation est peut-être un peu fort réagit-il, juste des petits trucs et un peu de soin.. » Les pilotes eux, sont beaucoup plus nets. « Les Camino nous passent dans la ligne droite avec dix bornes de mieux ! »

 

Métayer corrige. « Vous sortez peut-être tout simplement moins vite des virages ? »

« Pas du tout affirme Unau, un habitué des courses de tasses, Je suis dans la roue tout le long de la courbe et après il s'en va sans que je puisse rien faire ! »

De Montrémy de Motobécane intervient pour calmer les esprits. « Nous avons pris des partiels avec Bidalot, vendredi aux essais; il y a au moins dix machines qui se tiennent en un dixième, la vraie différence se fait dans les virages, au pilotage ! »

 

Lionel Robert, pilote Motobec se pointe, le cuir sur les hanches et lâche froidement. « De toute façon, il n'y a qu'à finir derrière les Honda, comme ils seront déclassés... ». Métayer hausse les épaules, « Si on commence à parler comme ça. » Lionel insiste. « Je te dis qu'il y a des cales sous les cylindres ! » « Mais enfin qui tape dans les moteurs et qui ne tape pas ? » demande un observateur qui commence à étouffer. Silence, tout le monde retourne dans son stand.

 

Unau, soupire, et constate avec une pointe d'amertume : « De toute façon le gars qui vient ici la première fois avec un bloc standard H ne comprend pas ce qui lui arrive ! Regarde le déchet aux essais, c'est taper, ou s'abstenir. »

 

Marc s'assoit sur un pliant et lisse sa barbe.

« Quand je suis venu aux courses de cyclo, j'étais déjà passé en national et en course de côte. J'espérais trouver un peu d'air frais et d'amateurisme. Je n'ai pas été déçu ! C'est la même chose et ce sera de pire en pire... on s'adapte ou on s'en va ! »

 

Peut-être est-ce inévitable ? Une épreuve sérieuse ne survit pas qu'avec de l'enthousiasme, et c'est alors que le cercle vicieux commence : si une course n'a pas une certaine renommée elle meurt, et dès qu'elle marche elle attire des gens qui ne plaisantent pas avec la course.

 

Thierry Rouvière sur le Honda Camino n°61 du Team Van Pé sera déclassé
Thierry Rouvière sur le Honda Camino n°61 du Team Van Pé sera déclassé

 

Western dans les coulisses

 

En effet les vrais vainqueurs, ceux qui ont dominé la course depuis le soir jusqu'à l'arrivée, l'équipage Rapicault-Braud sur un Camino ont perdu leur trophée en salle de démontage. Les autres héros de la course, Van Pé-Rouvière qui ont superbement remonté après une grosse chute vers minuit, ont aussi été déclassés pour culasse non conforme. Des trois Caminos en tête au drapeau à damier, il ne reste finalement après vérification que celui d'Aline, le concessionnaire du Mans. Tout ce que l'on craignait pendant la course a finalement éclaté : dans les deux heures qui ont suivi l'arrivée. Menaces, allusions à des pots de vin, bref un spectacle de grande qualité...

 

Il ne nous appartient pas ici de jouer les France-Dimanche de la moto car il y aurait un numéro complet de ragots à écrire sur ce que nous avons entendu après la course. Ce qui importe c’est qu'une aussi belle épreuve, qui correspond à un désir très important chez les jeunes peu fortunés, ne doit pas sombrer dans la combine ! Le règlement flou et mal appliqué impose aux concurrents de tricher pour être dans le coup ou bien s'abstenir. C'est regrettable. Il faut que les organisateurs tirent très vite des conclusions car déjà en 76 l'épreuve s'était terminée dans l'amertume. Van Pé, encore sous le coup de sa disqualification admet tout à fait qu'il a triché. « Mais tout le monde a triché ! Un cyclo ne marche pas à 80 à l'heure par opération du saint esprit ! » Que faut-il faire alors ? Sans doute permettre un certain travail sur les moteurs mais en l'encadrant strictement. Par exemple en imposant des carters et un pot d'origine ce qui est facilement contrôlable. En tout cas c'est à ce prix que les 24 heures cyclo deviendront autre chose qu’une farce pour vieux enfants rusés.

Les Honda Camino ont dominés cette course, et ont subis les affres du déclassement.
Les Honda Camino ont dominés cette course, et ont subis les affres du déclassement.

Le grand délire des pilotes

 

Alors comme ça sent un peu trop mauvais on va vers les pilotes, pour trouver de la fraîcheur. Au-delà des rivalités de boutique est ce qu'au moins eux, ils s'amusent ? Thierry Rouvière, 19 ans mécano chez Van Pé co-pilote de la machine de tête, en termine avec son premier relais d'une heure trente. Il est lessivé et s'allonge lourdement sur un matelas. « La bécane est beaucoup plus difficile à conduire qu'aux essais où nous avions monté des amortisseurs valables pour faire un temps. Avec ceux d'origine et les moteurs que l'on a ça devient très juste.. » Thierry n'est pas débutant. Il court en trail critérium et gagne. Il rêve en regardant le plafond du stand. « Je ferais bien une coupe Kawa mais c'est si cher et le challenge Honda il faut être très, très rusé pour s'en sortir ».

 

A côté de Thierry on s'agite autour d'un commissaire qui parle de disqualification. « Je me rends bien compte que l'ambiance est plutôt crispée, les gars des autres stands viennent voir en douce si on ne commet pas d'irrégularités, et après réclamations par derrière... alors quand je suis au stand je ferme les yeux. C'est sur la bécane que je suis bien ! »

 

A coup de cœur, à coup de guidons rageurs, les pilotes viennent jeter le désordre dans ce petit jeu très sérieux. En deux heures, on compte déjà 20 chutes. Pas méchantes mais qui coûtent cher en temps. Il faut sept minutes pour changer un guidon, cinq pour une roue. L'ambiance est fiévreuse dans le stand Motobec n° 29. Louai fait une remontée superbe vers la tête, après une chute. « Il tourne en 1'15" !» jette Unau son coéquipier au chef de stand. « Mais bon sang ça dure 24 heures ! » lui répond l'autre. Unau regarde ses pieds soudains très sérieux. « Bien sûr, on assure, on assure en 1’15"...  

Dans l'ensemble les pilotes de cyclos se comportent comme des vedettes de grand prix en réduction. Même sens de l'habillage des réalités.

 

Lionel raconte une de ses chutes. « C'est l'autre qui m'a jeté.. »

« Pas du tout », intervient De Montrémy qui a tout vu.

 « Mais si, reprend Lionel, il m'a touché avec sa roue arrière et il m'a jeté ! »

 « Mais non », reprend Raphaël, c'est toi qui touche sa roue, j'étais juste devant. »

Silence, et capitulation.

Une Peugeot (n°33) pilotée par Gilles Massart en pleine attaque pour essayer de suivre le rythme des Caminos
Une Peugeot (n°33) pilotée par Gilles Massart en pleine attaque pour essayer de suivre le rythme des Caminos

Des problèmes de vrais pilotes

 

En tout cas sur la piste le pilotage est loin d'être ridicule. Déhanchés superbes, freinages en travers, trajectoires au cordeau, mais surtout bagarres au coude à coude qui se terminent souvent au-delà de la piste.

 

Michel, 18 ans et employé de bureau observe et déduit de son premier relais : « Presque toutes les chutes sont provoquées par des accrochages, c'est qu'il est très difficile de bien doubler en course. On a tendance à prendre un gars à l'extérieur et après il vous embarque dans le décor.»

 

Unau lui, a tout compris, « Maintenant je sais, articule-t-il. Les types cherchent à gagner deux mètres dans les freinages et après ils embarquent dans la courbe n'importe comment. Il suffit de garder sa ligne et tu reviens tout seul en sortie de virage

 

Marc a déjà des courbatures dans le dos. Il faut dire que piloter un cyclo est une vraie gymnastique, quand on sait que les pilotes sont en recherche de vitesse dans tous les bouts droits !

 

Dans le stand des vainqueurs

 

Le Camino numéro 2 a chuté. Chez Aline, le concessionnaire du Mans c'est soudain la panique. Il faut changer le guidon et le phare. Le patron qui tient à gagner chez lui, se démène énormément, en bousculant son monde. Géraldine Crevel, reste sur la selle, impassible. Elle est la seule fille engagée et ne provoque pas du tout la plaisanterie. Non seulement elle va vite mais, comme les gars, elle  n'hésite pas à jouer des coudes et des bottes pour s'imposer dans les freinages. Quelle vacherie on t'a fait ? hurle-t-on dans son stand. Géraldine ne répond rien. Elle regarde sa montre.

 

Tout le monde travaille sur le cyclo. Un commissaire arrive et tranche. « Deux personnes seulement ou je disqualifie ! »

 

« Où est la clef de 12 » hurle le mécano.

 

Le Camino repart 7 minutes plus tard. Pourtant dans 19 heures, il sera déclaré vainqueur, mais ceci est une autre histoire, l'histoire des coulisses d'une course qui aurait pu être belle.